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Entrevue exclusive – Lea Kabiljo
Projet « Raconte-moi Riopelle » : Découvrir l’homme au-delà l’artiste grâce à l’histoire orale

EXCLUSIF – À l’aube du centenaire de Jean Paul Riopelle, qui sera célébré en grande pompe en 2023, la Fondation Jean Paul Riopelle et l’Université Concordia ont récemment annoncé un partenariat de trois ans dans le but de réaliser un ambitieux projet de création d’un fonds d’archives orales numériques qui permettra d’approfondir les connaissances et de diffuser, en mettant à profit les plus récentes technologies, le savoir sur la vie et la carrière de l’artiste canadien de renommée mondiale.

Une bourse de 150 000 $ offerte par la Fondation Jean Paul Riopelle, avec le généreux soutien de La Fondation Audain et de La Fondation Jarislowsky, permettra de soutenir le travail de l’experte en histoire orale et doctorante Lea Kabiljo. L’équipe de la Fondation Riopelle a récemment rencontré Mme Kabiljo sur la place Jean-Paul-Riopelle, à Montréal, afin de discuter de ce projet singulier, de son parcours impressionnant ainsi que de ses attentes alors qu’elle amorcera bientôt ses recherches en vue de mieux connaître l’homme qui se cache derrière l’artiste.


Fondation Jean Paul Riopelle (FJPR) : Lea, tout d’abord merci d’avoir accepté notre invitation. Avant de devenir chercheure et doctorante au sein du département d’éducation artistique de l’Université Concordia, vous avez entre autres travaillé pour une organisation sans but lucratif œuvrant en prévention de la violence chez les jeunes. Parlez-nous de votre parcours impressionnant.

Lea Kabiljo (LK) : Avant de revenir à Concordia (NDLR : Lea Kabiljo a complété son baccalauréat et sa maîtrise à Concordia avant d’amorcer ses études doctorales), j’ai travaillé au sein d’un OBNL appelé LOVE : Leave Out Violence, qui œuvre auprès des jeunes en prévention de la violence à travers les arts. Cet emploi a jeté les bases de mon intérêt pour l’histoire orale puisque nous travaillions beaucoup avec les jeunes sur leurs histoires personnelles, leurs expériences vécues. C’est vraiment là que j’ai appris à prendre le temps d’écouter les autres. Cela m’a beaucoup aidé par la suite lorsque j’ai commencé à œuvrer dans le domaine de l’histoire orale.

FJPR : Vous vous considérez d’abord et avant tout comme une enseignante. Qu’est-ce qui vous passionne autant dans ce métier?

LK : Tout part de mes étudiants! Ce sont les interactions que nous avons lorsque je leur présente un nouveau projet et que je vois l’excitation dans leurs yeux. Au début, il arrive qu’ils se plaignent, qu’ils disent qu’ils n’y arriveront pas, qu’ils n’en sont pas capables, mais au final ils y parviennent et j’adore les voir être fiers de ce qu’ils ont réalisé. C’est génial.

FJPR : Comment décririez-vous l’histoire orale à quelqu’un qui n’a jamais étudié le sujet?

LK : J’aime beaucoup cette citation de l’anthropologue culturel Renato Rosaldo qui dit que « l’histoire orale, c’est des gens qui racontent des histoires à propos de gens qui racontent des histoires à propos d’eux-mêmes ». C’est ma façon préférée de décrire l’histoire orale parce que c’est exactement ce que nous faisons; comme historiens oraux, nous écoutons les récits que des personnes nous racontent à leur sujet. Nous prenons ensuite ces témoignages et nous les réinterprétons d’une tout autre manière.

FJPR : Comment avez-vous commencé à vous intéresser à l’histoire orale?

LK : J’ai toujours aimé les histoires. Je me rappelle, quand j’étais petite, que ma grand-mère me racontait des histoires à propos de sa jeunesse, de son village et des changements qui se sont produits à l’époque. Il s’agissait de ses histoires personnelles, mais elles m’ont aussi permis d’en apprendre davantage sur l’Histoire en général, sur cette période, sur la Deuxième Guerre mondiale et tout ce qu’elle a dû traverser. Par la suite, comme enseignante, mes projets tournaient souvent autour de récits historiques. Lorsque j’œuvrais au sein de LOVE, mon travail était d’écouter des jeunes me raconter leur histoire et ensuite, de les amener à transposer leur propre vécu à travers les arts. Alors, je crois que je faisais de l’histoire orale bien avant de savoir ce que c’était véritablement! Lorsque j’ai débuté mes études doctorales à Concordia, la première année, j’ai suivi un séminaire sur l’histoire orale en compagnie du professeur Steven High. C’est là que j’ai pleinement pris connaissance du fait que c’était que ce je faisais depuis tout ce temps. Après mon tout premier projet en histoire orale, que j’ai réalisé avec la femme qui a fondé LOVE, c’était tellement une expérience incroyable pour moi que je savais que c’était fait pour moi. À ce moment, il est devenu évident à mes yeux que c’était ce à quoi je voulais me consacrer et qu’il me fallait poursuivre dans cette direction.

FJPR : À votre avis, en quoi l’histoire orale est-elle importante dans notre société?

LK : À travers l’histoire orale, on en apprend peu à propos des faits et des événements, mais plutôt à propos de la façon dont les gens se remémorent ces choses. L’histoire orale nous aide à donner un sens aux événements. Ce n’est pas une question de faits; nous nous intéressons d’abord et avant tout au ressenti des personnes qui étaient là à ce moment, à leur perspective. L’histoire orale ne peut être objective puisqu’elle est entremêlée de souvenirs personnels et d’expériences vécues, qui sont des éléments importants dans notre domaine d’études. À nos yeux, les faits ne suffisent pas; nous avons besoin du point de vue humain de ceux et celles qui ont vécu cette expérience. Nous voulons savoir comment ils l’interprètent et ce qu’ils en retiennent.

FJPR : Vous allez bientôt amorcer un nouveau projet autour de la vie, de l’œuvre et de l’influence de l’artiste canadien de renommée internationale Jean Paul Riopelle. Comment et quand avez-vous découvert son art?

LK : Lorsque j’étais étudiante au CÉGEP, nous devions rédiger une dissertation au sujet du mouvement des Automatistes et du manifeste du Refus global. J’ai donc lu le Refus global. Je ne saurais dire à quel point j’en ai saisi toute la portée à l’âge de 18 ou 19 ans, mais je me souviens que cela m’avait marquée. Quelques années plus tard, devenue étudiante à Concordia, j’ai eu l’occasion de tenir entre mes mains une copie originale du Refus global datant de 1948. C’était un moment très spécial. Aussi, lorsque j’étais étudiante au baccalauréat, j’avais souvent l’habitude de me rendre au Musée des beaux-arts de Montréal afin d’en explorer l’exposition permanente durant les longues pauses entre mes cours. Je me souviens d’une fois où je me suis retrouvée toute seule dans une grande salle du Musée, devant une toile monumentale de Riopelle. Je ne sais pas exactement combien de temps j’ai pu rester là à admirer cette œuvre, mais je me souviens encore de comment cette peinture m’est apparue puissante. Elle avait pratiquement un effet physique sur moi. C’est quelque chose qu’on n’expérimente pas souvent dans une vie que de ressentir l’art au point d’en avoir littéralement des frissons. C’était un moment unique.

FJPR : Comment l’histoire orale peut-elle nous permettre de mieux connaître Riopelle?

LK : Je crois que, dans ce cas spécifique, l’histoire orale a le potentiel de nous faire découvrir l’homme au-delà de l’artiste qu’était Jean Paul Riopelle. À travers des anecdotes, des souvenir et des récits d’événements personnels, nous devrions être en mesure de dresser un portrait plus clair de cette personne qui a produit des œuvres magnifiques, mais qui était aussi un être humain normal, en quelque sorte. Plusieurs livres ont été écrits à son sujet, les faits historiques sont déjà bien connus, mais j’espère qu’à travers ce projet, nous aurons l’impression de mieux le connaître d’un point de vue plus personnel.

FJPR : Comment les nouvelles technologies facilitent-elles votre travail comme historienne orale?

LK : Le premier avantage des nouvelles technologies est la qualité des enregistrements obtenus. De nos jours, il est beaucoup plus facile d’enregistrer des entrevues et on peut le faire n’importe où grâce à des outils et du matériel électronique compacts. Je dirais cependant que ce qui est encore plus important, c’est que l’histoire orale est aujourd’hui plus accessible que jamais pour le grand public grâce aux technologies modernes et c’est justement ce pourquoi nous faisons ce métier. Il n’y a aucun intérêt à voir une entrevue demeurer sur les tablettes d’une salle d’archives ou d’un centre d’histoire orale. Nous voulons que ces récits et ces témoignages puissent être publiés et diffusés afin qu’un maximum de gens puissent les entendre et en tirer des apprentissages historiques. Grâce à l’Internet et aux plateformes numériques, il devient plus simple d’y accéder pour tout le monde.

FJPR : Au cours des prochains mois, vous allez vous entretenir avec des dizaines de personnes qui ont côtoyé Jean Paul Riopelle durant sa vie, de même que des artistes qui ont été influencés par son œuvre. Comment vous préparez-vous pour ces entrevues?

LK : Personnellement, j’essaie de limiter autant que possible mes recherches à propos de la personne avec laquelle je vais m’entretenir avant de la rencontrer. C’est tout de même important, par exemple dans ce contexte, de savoir quelle était sa relation avec Riopelle, comment et quand il ou elle l’a connu, afin d’avoir une idée de base. Cela dit, je ne veux pas trop en savoir car sinon, j’aurais naturellement tendance à chercher des réponses spécifiques et j’en viendrais ultimement à diriger l’entrevue dans une certaine direction. J’espère plutôt être surprise puisque ce sont les histoires et les gens qui les racontent qui doivent décider de l’issue de ce projet, au final. En tant qu’historienne orale, il est essentiel pour moi de laisser les gens raconter leur histoire, donc mon rôle n’est pas de rechercher des informations précises. Mon but est de laisser autant de place que possible pour que mes interlocuteurs puissent témoigner de la manière dont ils le souhaitent. C’est la personne interviewée qui a le pouvoir de décider dans quelle direction la discussion s’en va. Mon rôle n’est que de les suivre. C’est un peu comme danser le tango; un pas en avant, un pas derrière! (rires)

FJPR : Comment le public et les gens qui lisent cette entrevue peuvent-ils contribuer à ce projet?

LK : Nous travaillons actuellement sur plusieurs moyens qui nous permettront d’ouvrir cette recherche à la participation du grand public afin que le plus grand nombre de gens puisse contribuer à ce projet. Nous voulons entendre les histoires de tous à propos de Riopelle! Nous espérons que des personnes de partout dans le monde nous partageront leurs souvenirs et leurs anecdotes, tant de leurs expériences personnelles avec Jean Paul Riopelle que de la façon dont il a pu les influencer. Ces plateformes sont pour le moment en construction et elles seront lancées au cours des prochains mois. Les gens intéressés pourront ainsi communiquer avec nous à travers celles-ci afin de nous faire part de leurs récits avec Riopelle. Alors, restez à l’affût pour en savoir plus à ce sujet prochainement!

FJPR : Au final, l’objectif de ce projet est de permettre la création d’un fonds d’archives virtuelles en histoire orale qui sera rendu accessible au public dans le cadre des célébrations du centenaire de Riopelle en 2023. Comment pensez-vous que ces témoignages sur Jean Paul Riopelle et sa vision vont inspirer les futures générations d’artistes?

LK : J’espère qu’à travers ce projet, les jeunes artistes, qui peuvent parfois se sentir intimidés face à ces légendaires artistes qui ont profondément marqué le monde des arts, vont se sentir soudainement un peu plus proches de l’humain qu’a été Riopelle. Il a certes créé des œuvres exceptionnelles, mais il était aussi un être vivant. L’histoire orale a le pouvoir de nous aider à nous rapprocher de ces figures historiques sur le plan personnel. C’est ce à quoi j’aspire avec ce projet.