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Grande entrevue – Yseult Riopelle
Trois décennies à faire rayonner l’œuvre de son père

EXCLUSIF – Alors que le cinquième volume du Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle est fraîchement sorti des presses, l’équipe de la Fondation Riopelle s’est entretenue avec Yseult Riopelle, fille de l’artiste, éditrice et coauteure, avec son fils Tanguy Riopelle, de cet ouvrage monumental regroupant l’ensemble des œuvres de l’artiste.


Fondation Riopelle (FJPR) : Madame Riopelle, le tome 5 du Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle vient tout juste de paraître. C’est le fruit de plusieurs années de travail et de recherche. Qu’est-ce que les lecteurs et les amateurs d’art vont pouvoir découvrir dans ce nouveau tome?

Yseult Riopelle (YR) : Dans ce nouveau tome, qui porte sur la période des années 1972 à 1979, les gens vont pouvoir découvrir énormément d’évolution, peut-être même plus que dans les autres tomes parus à ce jour, aussi bien dans les techniques que dans les thématiques abordées par Jean Paul Riopelle. Ses inspirations ont énormément changé durant cette décennie, surtout à travers ses lectures, son vécu et ses découvertes. Il lisait énormément sur l’histoire, sur les découvreurs, ces gens qui partaient dans le Grand Nord du Canada et qui décrivaient tout ce qu’ils y avaient vu. Il lisait aussi bien des revues que des livres. Ses inspirations pouvaient aussi venir de photos, comme il s’est inspiré beaucoup de photos de masques de la Côte Ouest, ce qu’on a d’ailleurs mis en scène dans le cadre de l’exposition actuellement en cours au Musée des beaux-arts de Montréal.

FJPR : Justement, vous agissez comme commissaire invitée pour cette exposition et vous avez activement contribué à son élaboration depuis 2003. On y traite notamment de la relation qu’entretenait Jean Paul Riopelle avec les cultures autochtones. Selon vous, comment cette relation a-t-elle influencé la démarche artistique de Riopelle durant cette période?

YR : Riopelle allait régulièrement chez André Breton et Georges Duthuit, qui avaient des collections de masques. Le bureau de Duthuit était d’ailleurs rempli de masques provenant de différents pays, on était vraiment en immersion là-dedans. C’était surtout des œuvres antiques. La démarche de Riopelle était donc plutôt historique. En fait, c’est l’admiration qu’il avait pour ces masques et ces sculptures autochtones qu’il a par la suite transposée dans son art. Il lisait aussi beaucoup sur l’histoire des peuples autochtones, mais il était particulièrement intéressé par leur œuvre artistique.

FJPR : La nature et l’environnement prennent aussi une place importante dans l’œuvre de Jean Paul Riopelle. Ce fut le cas tout au long de sa vie, mais son retour au Canada dans les années 1970, après près de deux décennies passées en France, fut l’occasion pour lui de reprendre contact avec la faune et la flore nordiques, n’est-ce pas?

YR : Absolument. Riopelle était un visuel, il s’inspirait de tout ce qu’il pouvait découvrir, que ce soit des icebergs ou des animaux. Durant cette période, il partait souvent dans le Nord pour des voyages de pêche ou de chasse qui lui permettaient de s’immerger dans la nature.

FJPR : Cela fait maintenant plus de 30 ans que vous œuvrez à l’élaboration du Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle. Comment en êtes-vous venue, à la fin des années 1980, à assumer ce rôle?

YR : Riopelle était assez mécontent de voir ce qui se passait autour de son œuvre et de celle d’autres artistes. Il disait toujours à la blague : « On vend les pommes de Cézanne à la pièce! », comme si on découpait chacun de ses tableaux. Dans la réalité, c’était un peu vrai. Jean Paul travaillait beaucoup en diptyques ou en triptyques et on retrouvait parfois des œuvres démantelées. Tout ça, ça le chagrinait beaucoup. Je me suis dit « mais comment est-ce que je vais protéger son œuvre? » et donc j’ai consulté et on m’a dit qu’il fallait faire un catalogue raisonné. C’est comme ça que ça a débuté. Il m’a encouragée dans cette mission impossible! (rires)

FJPR : Jean Paul Riopelle a produit au cours de sa vie un corpus d’œuvres titanesque de près de 7000 œuvres qui sont aujourd’hui disséminées aux quatre coins du globe. Vous amorcerez prochainement l’élaboration du 6e tome qui couvrira en partie la période des années 1980 et qui viendra s’ajouter aux cinq autres, en plus du Catalogue raisonné des estampes que vous avez publié en 2005. Comment procédez-vous pour retrouver et cataloguer l’ensemble des œuvres de Riopelle?

YR : C’est un processus assez complexe. Premièrement, il faut savoir qu’il n’existait aucune archive des œuvres de Riopelle. À cette époque, c’était généralement les femmes des artistes qui archivaient les œuvres. Or, la majorité des personnes avec qui Riopelle a vécu dans sa vie étaient elles-mêmes des artistes qui étaient tout aussi impliquées que lui dans leur propre art. Il n’y avait donc personne, dans son entourage, pour l’aider à archiver ses œuvres. Alors j’ai commencé par aller rencontrer des spécialistes. Ce fut ma première démarche. Je ne suis pas allée très loin; Jean Paul m’a amenée chez des spécialistes de l’œuvre d’Henri Matisse. J’ai vu les cahiers dans lesquels toutes les informations sur les œuvres de Matisse étaient compilées. C’était assez phénoménal, d’ailleurs, parce qu’à chaque fois que Matisse créait une nouvelle pièce, des notes étaient prises, de manière très détaillée. Pour eux, c’était absolument précieux. Je suis donc allée à la bonne école, si vous voulez! À l’époque, je n’avais pas d’expertise dans l’élaboration d’un catalogue raisonné, alors ils m’ont appris. J’ai ensuite commencé à retranscrire tout ce que je pouvais trouver, les catalogues, les informations… De fil en aiguille, ma recherche est devenue un peu plus connue et ça s’est enchaîné avec les salles des ventes, les collectionneurs, etc. Le travail est fait sur toutes les périodes à la fois. Il n’y a pas une période qui est ciblée en particulier, je traite l’information dès qu’elle arrive, sur toutes les périodes de la vie de Riopelle.

FJPR : Quelle a été selon vous, au cours de ces trois dernières décennies de recherches exhaustives, la plus importante découverte que vous avez faite sur l’œuvre de Jean Paul Riopelle?

YR : Les découvertes les plus intéressantes pour moi, c’est quand ressurgissent des œuvres du début de carrière de Riopelle qui n’ont pas encore été cataloguées à ce jour. Ce sont des œuvres qui appartenaient à ce que j’appelle de « vrais collectionneurs », c’est-à-dire des gens qui ont des œuvres parce qu’ils les aiment et qui les ont gardées toute leur vie. Ces collectionneurs n’étaient souvent pas au courant de l’existence des catalogues raisonnés de Jean Paul Riopelle. Généralement, ces œuvres ressortent lors de ventes de succession. Ce sont les plus beaux cadeaux que de retrouver des œuvres des années 1950 qui nous étaient jusque-là parfaitement inconnues.

FJPR : Vous est-il arrivé de retrouver des œuvres de ses tout débuts, dans les années 1940, alors qu’il étudiait la peinture dans sa jeunesse à Montréal et qu’il commençait à définir son style?

YR : Non, absolument pas. Toutes les œuvres charnières des années autour de 1945, où on remarque un tournant vers l’art abstrait, ont été détruites parce que les parents de Riopelle considéraient que c’était l’œuvre du diable. Ils étaient très contents de lui faire donner des leçons de peinture quand il était à l’école, mais quand il a voulu en faire une carrière, ils auraient préféré qu’il soit ingénieur ou architecte, quelque chose comme ça, mais pas peintre!

FJPR : Un catalogue raisonné est généralement un ouvrage évolutif auquel des œuvres nouvellement authentifiées peuvent s’ajouter au fil du temps. Croyez-vous qu’il reste encore beaucoup d’œuvres de Riopelle dont on ne connaît pas encore l’existence dans le monde?

YR : On en retrouve assez peu, maintenant. Au fur et à mesure que je couvre les différentes années et que ça nous rapproche d’aujourd’hui, on en retrouve de moins en moins puisque c’est tout simplement mieux documenté. Mais on va continuer à en retrouver, c’est certain. D’ailleurs, j’ai des fiches, que j’appelle des « fiches orphelines », où nous savons que les œuvres ont existé, mais elles n’ont toujours pas été retracées.

FJPR : Le Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle, c’est plus que jamais une histoire de famille. Votre fils, Tanguy Riopelle, s’implique de plus en plus avec vous afin de préserver et mettre en valeur l’œuvre et l’héritage de Jean Paul Riopelle. Êtes-vous fière de voir ainsi la 3e génération de la famille Riopelle prendre part activement à ces efforts?

YR : Je suis tout à fait ravie que mon fils collabore! Tanguy habite à Paris, donc notre collaboration est virtuelle en ce moment! (rires) On commence à s’y habituer. Il commence à s’impliquer beaucoup dans les recherches et, plus particulièrement, dans les recherches que nous avons réalisées pour l’exposition en cours au Musée des beaux-arts de Montréal. Il m’aide à rechercher dans les archives, les bibliothèques et autres lieux. Avec la pandémie, ça devient un petit peu difficile en ce moment, mais on espère pouvoir reprendre les recherches prochainement.

FJPR : Vous avez également contribué, il y a maintenant près de deux ans, à la création de la Fondation Jean Paul Riopelle. Vous agissez d’ailleurs à titre de membre du conseil d’administration de la Fondation. La création d’une telle organisation était un rêve que Riopelle a caressé pendant de nombreuses années, n’est-ce pas?

YR : Oui, Jean Paul rêvait – c’est bien le mot – et il a continué à rêver à cette Fondation depuis 1968! Sa vision était fondée, d’une part, sur un espace muséal, mais surtout sur la création d’un lieu de rencontre pour les artistes, pour exposer des artistes internationaux. Il voulait créer un endroit où l’on pourrait faire des recherches – il voulait même que je réalise les catalogues raisonnés de ses amis, comme si je n’en avais pas déjà assez avec lui! (rires) Il voulait créer des ateliers d’artistes pour enseigner et protéger les vieilles techniques. Transmettre le savoir, c’est ce qui l’intéressait. Il aimait beaucoup jouer avec les différentes techniques, aussi bien la mécanique que la dorure à la feuille ou la céramique, et donc il voulait créer ces ateliers pour donner la chance à d’autres artistes de les utiliser. Il aimait aussi faire progresser les techniques, essayer de nouvelles choses avec différents collaborateurs et artisans. Il avait eu la chance de faire partie de l’écurie de la Galerie Maeght, Pour résumer, ce que Jean Paul voulait reproduire, c’était le modèle de la Fondation Maeght, mais en beaucoup plus grand. Je ne peux pas parler pour lui, mais probablement qu’il serait content que la Fondation existe enfin.

FJPR : En terminant, alors que s’amorce l’année 2021, les préparatifs en vue des célébrations du centenaire de Riopelle en 2023 vont bon train. Quel serait votre souhait le plus cher en vue de ces célébrations?

YR : Nous avons déjà plusieurs projets en développement pour le centenaire en 2022-2023. Le plus important à mon avis serait d’arriver à organiser une exposition internationale. C’est une question de rayonnement dans le monde, d’autant plus que l’exposition actuelle au Musée des beaux-arts de Montréal, sur laquelle nous avons travaillé pendant plusieurs années, n’est accessible que virtuellement pour le moment en raison de la pandémie. Cela donne une idée de l’exposition, mais rien ne vaut l’immersion complète dans l’œuvre de Riopelle. C’est vraiment dommage, mais j’espère que les gens pourront l’admirer en personne éventuellement, que ce soit à Montréal, à Whistler ou à Calgary, où elle se rendra ensuite dans le cadre d’une tournée canadienne.


Pour plus d’information sur le Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle ou pour vous procurer un exemplaire des tomes 1 à 5, ainsi que le Catalogue raisonné des estampes, rendez-vous au www.fondationriopelle.com/catalogueraisonne.